The Bog Girl

lundi 17 juillet 2017

   


IL Y A CINQ ANS que j'ai commencé à lire les journaux intimes de Lucy Maud Montgomery, l'autrice d'Anne aux Pignons Verts. J'avance à tâtons. Je suis présentement au volume IV de V. Je ne lis des passages que lorsque je suis chagrinée ou maussade. La vie de Maud est tachée de grandes déceptions. Beaucoup sont dues aux contraintes d'être une femme dans les débuts 1900, d'autres sont la faute de son propre orgueil qui s'entête à vouloir plaire à tout le monde. C'est  mon livre pour quand j'ai le spleen, mon grumble book comme Maud l'appelle. Je dois être dans la « bonne » humeur pour le lire, mais dès que je m'y mets, c'est ma plus grande source de réconfort. Y'a rien de mieux que deux bougons pour se remonter le moral. Les gens qui vont bien ne se souviennent jamais comment c'est d'être malade. 

Il y a une autre raison pourquoi j'aime lire Maud, celle-ci semble contraire à la première, mais en fait, elles se complimentent. Vous aurez remarqué que je me sens très proche d'elle, on s'appelle par prénoms. Mais de temps en temps, Maud lâche un archaïsme qui me bascule en arrière, m'éjecte hors de son monde. Me fait soudainement prendre conscience qu'elle est lointaine. Qu'elle porte des robes encombrantes, écrit à la mitaine, et ce, pour très longtemps, à la lumière d'une chandelle. Imaginez mon désarroi quand, après plusieurs années de côtoiement, Maud me confie qu'elle n'a jamais encore habité une maison dotée d'une chasse d'eau. Moi qui croyais la connaître du bout des doigts! Ce sont ces petits détails banaux d'une époque révolue qui ne me concerne pas du tout, cette délicieuse incertitude d'être en terre inconnue et m'y reconnaître quand même, que j'adore.

Choisissez un endroit et une époque. N'importe quel endroit, n'importe quelle époque. Tout sera différent, mais rien n'aura changé. C'est la beauté du Temps, et de la lecture, et d'autres moyens de voyager. Les gens ne sont pas obligés de vous ressembler pour vous être familiers. Pourquoi forcer l'universalité quand c'est naturel qu'elle survienne? Les histoires, comme les personnes, ne sont pas des distilleries. Elles ne doivent rien aux lecteurs, elles appartiennent à elles-mêmes. Du moins, les histoires que je préfèrent.

« Les gens ne sont pas obligés de vous ressembler 
pour vous être familiers. »

Prenez The Bog Girl (que tu peux lire en ligne ici), une nouvelle à propos d'un ado qui trouve une femme des tourbières gisant dans un marais et tombe amoureux d'elle. Il décide de la rapporter chez lui et de la courtiser comme si c'était une autre lycéenne. Cette poupée en décomposition va même à l'école et s'asseoit à la table des populaires. Tout le monde est contre leur relation, évidemment. Les scientifiques veulent qu'elle aille à l'université pour être étudiée, sa mère croit qu'elle exerce une mauvaise influence sur son fils. (Arrêtez de penser croche! L'histoire demeure très chaste.) Ça aurait pu se lire comme une fable pour les premiers amours voués à l'échec auxquels on s'accroche quand même, mais l'autrice ne nous laisse jamais oublier que Cillian a quinze ans, et la Bog Girl deux mille. L'histoire ne cède jamais à l'anthropomorphisme. Sitôt qu'un semblant d'allégorie se pointe le museau, la puanteur de Bog Girl le pourchasse. 

“First love, first love,” Sean murmured sadly, scratching his bubonic nose. “Who are we to intervene, eh? It will die of natural causes.”

“Natural causes!”

She was thinking that the poor girl had been garroted. Her bright-red hair racing the tail of the noose down her spine. You could not survive your death, could you? It survived with you.
- Ah, le premier amour, soupira Sean tristement, grattant son nez tuméfié. Qui sommes nous pour s'interposer? Il mourra de causes naturelles. 
- De causes naturelles!
Elle se disait que la pauvre fille avait été étranglée. Sa chevelure rousse traçait derrière son dos la corde du noeud coulant. On ne pouvait pas transcender de sa mort, n'est-ce pas? Elle nous survivait. 

La prémisse (gars sort avec un cadavre) l'emporte sur l'analogie. Je ne sais pas comment appeler ce courant littéraire. L'anti-fable? Le contre-symbole? Le naturalisme magique? On a envie de pas trop interpréter la signification de Bog Girl. Suranalyser détruirait son charme. La Bog Girl n'est pas une métaphore. Elle n'est pas comme la petite amie de ton frère. Elle n'est pas comme une personne. La Bog Girl n'est pas un message, elle est sa propre image. C'est quelque chose qu'on apprend en poésie, ne jamais compromettre la forme pour le fond. Virtutem Forma Decorat. La beauté orne la vertu. Bog Girl, ne change jamais pour personne, t'es belle comme t'es déjà. 

« Le but n'est pas de servir aux lecteurs une morale dans un plat chaud pour emporter à la maison, le but est de donner à l'histoire ce dont elle a besoin. Une sincérité implacable. »

Ça tient de la vérité, même si l'histoire est complètement fausse. L'authenticité? C'est peut-être ça. En tout cas, ça transcende les genres, on en trouve en dehors du réalisme magique, comme la fantaisie et la science-fiction : partir d'une idée loufoque et la suivre jusqu'au bout. Aller plus loin qu'inventer le char volant, prévoir les bouchons de circulation. Le but n'est pas de servir aux lecteurs une morale dans un plat chaud pour emporter à la maison, le but est de donner à l'histoire ce dont elle a besoin. Une sincérité implacable. 

Au fond, authenticité est peut-être une autre façon de dire diversité. Je n'aurai pas autant aimé lire Maud et The Bog Girl sans les différences qui nous séparent. Ce que je recherche, c'est le clash. Je n'aime pas avoir les choses toutes cuites dans le bec, trop faciles d'accès. Donnez-moi l'œuf cru dans ma main, je suis assez grande pour l'histoire complète. 


Couverture: Flora. 1-45 apr. J.-C. Musée archéologique national, Naples.

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