Les Fous de Bassan

lundi 3 juillet 2017

     


L'AUTRICE L'AURA TOUJOURS NIÉ, mais tous les Gaspésiens vous chuchoteront que la légende des Fous de Bassan est basé sur la tragédie survenue à Penouille le soir du 31 août, 1933. La nouvelle a fait les manchettes : la disparition, puis le meurtre, de deux cousines anglaises aperçues pour la dernière fois alors qu’elles quittaient, à 9 heures 30 précises, la maison d'une tante. Ces détails se retrouveront au jour près dans l’intrigue d’Anne Hébert, tous, jusqu’au béret blanc tricoté au crochet d'une des fillettes. 


La controverse m’intriguait. Le titre aussi. C’était une tradition familiale chaque été de marcher l’île Bonaventure, Island of Stinky Birds comme on l’appelait, voir la colonie de fous de bassan. J’ai donc été surprise de découvrir que la présence de ces oiseaux de mer est quasi nulle dans le roman. Il aurait fallu l’appeler Griffin Creek, après le nom du village où se passe l'histoire. Car le symbolisme est plutôt tourné vers une autre bête plumée, celle-ci mangeuse de viande et munie de serres et d'un bec acéré. Le rapace légendaire. Le griffon. 

Griffin Creek est un endroit imaginaire au large de l'Atlantique, entre Cap Sec et Cap Sauvagine. Le nom n'est pas tiré au hasard. C’est une terre griffon, moitié-aigle, moitié-lion, un village de loyalistes échoué en eaux françaises. La population qui s'érode s'est forgée un esprit de clan. Les habitants sont méfiants des étrangers et protègent jalousement leur nid des intrus. Avis au lecteur: comme sortis d'un mythe grec, ils sont un peu co-sanguins par moments. 

Des yeux bleus partout à Griffin Creek. Dans tous les jardins. Tous les arbres. Poussent comme des fruits bleus. Qu'à tendre la main. Les yeux de Nora, les yeux d'Olivia se cachent parmi les fruits bleus. À moins que...  Sur la grève mêlés aux agates dans le sable. Des gouttes d'eau devenues solides, des pierres d'eau. J'irai au bord de l'eau, ramasser les yeux bleus de mes cousines qui sont perdues. 

Les fous de bassan, p. 155 


La dualité revient souvent. C’est l’été 1936, l’entre-deux-guerres. Nora et Olivia ont quinze et dix-sept ans. Des nymphettes. Elles aussi, entre deux temps. Et les hommes de Griffin Creek sont fous d'elles, tiraillés entre Cap Sec et Cap Sauvagine, entre humanité et animalité. Les confondent pour une seule, «un seul animal fabuleux à deux têtes, deux corps, quatre jambes et quatre bras, fait pour l’adoration ou le massacre.» (p.31). Un fantasme d’homme peu importe ce qu’elles font. Foutues si elles feignent l’indifférence comme Olivia, foutues si elles demandent de l'attention comme Nora. Être une femme dans la société, c'est être piégée par soi-même. Même l'indésirable tante Maureen n'échappe pas au griffon. Son insignifiance ne la libère pas du regard des hommes; son corps «sans âge» est comme si elle ne l'habitait même pas. Peu importe ce qu'elle fait, le corps de la femme est son premier traître. 

La structure du roman rappelle un interrogatoire. Cinq voix racontent l’histoire à tour de rôle. Cinq personnages nous donnent leurs versions des faits. Lorsque l’un termine, le suivant repart le compteur à zéro. J’aurai préféré que ce soit plus en désordre, comme après une tempête. Que les voix s’emmêlent dans une nuée de débris et d’os recrachés sur la berge. Aussi, les passages du clergyman et de Stevens* sont d’une telle misogynie qu'ils détonnent du roman, manquent de dissuader le lecteur qui ignore que le texte s'adoucit une fois la parole donnée aux enfants. (En plus, les correspondances de Stevens m'ont semblé invraisemblables. Pas du tout écrites comme on rédige une lettre.) Un style éclaté aurait mieux servi l'œuvre selon moi. Néanmoins, les malentendus et les sous-entendus parsemés d’une version à l’autre gardent le lecteur en haleine.

L’écriture est simple, précise. Elle trouve la poésie dans l’ordinaire, comme manger une pomme, «je la croque en plein vent et je crache les pépins dans toutes les directions. Des vergers naîtront un peu partout sur mon passage, » (p. 112), et le glauque, comme la dérive d'un cadavre, «le courant me traîne par les cheveux vers le large» (p. 224). La syntaxe parfois écourtée comme on le voit plus à l’anglais et une facilité à créer des descriptions qui confèrent l'esprit du lieu et d'l'époque de manière à paraître naturel, pas du tout planté par exprès, voilà ce que j’ai aimé d’Anne Hébert.

Je n'ai jamais su pourquoi l'autrice a voulu brouiller ses pistes, mais je crois que le fou de bassan est un leurre. Ça ne viendra pas du côté de la mer: j’ai regardé sur une carte pour voir à quoi Peninsula ressemblait. Ça s’appelle aujourd'hui Penouille. En 1970, les familles ont été expropriées, et les autorités en ont fait une réserve faunique. Les maisons délabrées et désertes, comme l’avait prédit Olivia. Et savez-vous qu’est-ce qui se trouve en face, quand on se met dos à la grève? À l’autre bout de la forêt, comme deux cousines dos à dos - deux têtes, deux corps, quatre jambes, quatre bras - un village au nom de L’Anse-au-Griffon.  


Couverture: Caesar van Everdingen. Pan en Syrinx (détail) 1637-40. Musée Rijks, Amsterdam.

Publier un commentaire

Fleurs Bleues © . Design par Berenica Designs.